une vie de congre

Ténèbres sous-marines
Une boule noire au sémaphore
Un congre veille
Deux boules noires au sémaphore
Il engloutit la vieille
Trois boules noires au sémaphore
La tempête est proche
La mer ne bouge plus
On l'entend juste respirer par en dessous
prendre son souffle avant l'arrivée du vent .
Le congre est affamé.
Un éclair bleu d'argent et d'acier le captive
il happe la lumière
il se tord, se détord,
il est pris au piège du casier.
Un misérable maquereau l'y a attiré,
dessert empoisonné.

Il entend des voix. Celles de ses prédateurs. Par à-coups, la nasse remonte à la surface. La lumière envahit l'espace, les sons vibrent à l'écho de cette mer déjà attentive à sa prochaine colère.
Un caillou, un coup sec, le congre est assommé, extrait de sa cage. Il combat ardemment le pêcheur heureusement habitué des lieux et de ses locataires. Belle prise. La queue de l'animal fera le bonheur de la soupe de ce soir tandis que son ventrail honorera une matelote d'hiver, salée et dessalée selon les règles de l'art.
Le congre se débat encore. Il exerce en vain sa vengeance sur la main qui sépare à la hachette sa tête de sa queue. Sa forte mâchoire essaie d'agripper les doigts qui le frappent. Sa queue se tend, frissonne, vibre. Ses yeux suivent les préparatifs. Tomates du jardin, ail et oignon qui, au grenier, s'assèchent dans un océan débordant d'effluves de camomille et de centaurée.
Le congre tronçonné va dorer dans un beurre odorant, sublimé par du thym, du laurier et du safran. Il se sent bien au chaud, tapi dans ces senteurs bulbeuses, emmitouflé, porté aux nues d'une gastronomie qu'il ne pensait pas mériter. Il observe du fond de sa cocotte les premiers pas de valse du phare du Créach qui vont permettre à ses bourreaux d'éclairer le festin qu'il leur offre.

Le congre se congratule.
Ses entrailles ont retrouvé les fonds marinune partie de son corps est mis en conservesalée au sel de mer recueilli au grand air
sa queue va être dévorée dans un vent de tempête
en soupe dite pleine d'arêtes,
mais coiffée de senteurs,
dégustée par des amateurs
de goût et de sensations fortes.
Il a bien rempli sa vie
et sa panse.
Seule une petite fille lui laissera un souvenir amer.
Assise face à son grand-père
qui lisse sa moustache plissée de plaisir
une fesse sur le banc,
l'autre à moitié debout,
les pieds sur le postig,
fière de sa grand-mère, cuisinière
pense trop fort :
"Moi j'aime mon pépé,
mais je n'aime pas la soupe au congre".

Et l'œil du congre, au fond de la marmite, se fermera enfin...

1 commentaire:

Julien Weber-Acquaviva a dit…

Mon préféré, oui! Même si je ne suis pas sûr d'aimer la soupe au congre moi-même!